Dans le cadre de notre étude et dans le contexte évoqué ci-dessus, nous avons choisi d'analyser les moyennes annuelles du niveau de la mer qui sont largement diffusées par le PSMSL à la communauté scientifique, en particulier via le réseau informatique Internet et CD-ROM. En l'occurrence, nous avons récupéré les données sur leur serveur ftp anonyme à l'adresse suivante: bisag.nbi.ac.uk, dans le répertoire: pub/psmsl/. Le fichier qui nous intéresse, rlrann.dat, correspond à la mise à jour de juillet 1995. Il s'agit d'un extrait du fichier général psmsl.dat, mais il contient exactement les données que nous cherchons, à savoir les moyennes annuelles de la catégorie 'RLR', autrement dit, celles qui ont subi la batterie de tests en vue de garantir une continuité et une stabilité locale de la référence du marégraphe.
Parmi les quelques 1750 observatoires que dénombre le PSMSL en juillet 1995, seuls 973 ont des données "RLR", représentant 25305 moyennes annuelles. Mais tous ne sont pas adaptés à l'étude des variations à long terme du niveau des mers: une tendance estimée à partir d'une série temporelle de seulement quelques années a-t-elle un sens eustatique ? La réponse est certainement négative lorsqu'on connaît le spectre temporel de variation du niveau de la mer et la multitude de phénomènes qui, a priori, peuvent être à l'origine de cette variabilité: océaniques, météorologiques, astronomiques, etc. Le calcul de tendance soulève donc une première question sur la longueur minimale des séries temporelles. La figure 15 représente les moyennes annuelles des marégraphes de France métropolitaine qui figurent dans la catégorie RLR (cf. figure 16). Elles sont issues du PSMSL, sauf pour le cas de Marseille, où nous avons préféré prélever les données directement à la source, dans les registres de l'IGN (cf. annexe A).
Figure 15 : Séries temporelles de moyennes annuelles du niveau de la mer en France métropolitaine, classées dans la catégorie RLR du PSMSL.
Les graphiques montrent une nette variabilité interannuelle de l'ordre de la dizaine de centimètres en amplitude. Elle explique la limite basse d'au moins 10 années d'enregistrement que l'on retrouve dans les travaux publiés sur l'estimation de la tendance du niveau des mers à partir des marégraphes. Gutenberg [1941], par exemple, ne considère dans son étude que les stations qui, à l'époque, avaient au moins 15 années de mesures. Plus récemment, Gornitz et al [1982] choisissent des marégraphes de plus de 20 ans d'enregistrement, alors que Barnett [1984] se limite uniquement à des stations qui présentent plus de 30 ans de données. Pirazzoli [1986] élève encore le critère de sélection à 50 ans, mais, après une analyse détaillée, il retient aussi quelques séries temporelles de plus de 30 ans dont les fluctuations de période voisine de 5 ans sont faibles par rapport à la longueur de la série. Trupin & Wahr [1990] fixent la limite basse à 40 ans, Peltier & Tushingham [1991] choisissent la valeur de 50 ans, mais c'est Douglas [1991] qui opte pour la plus forte contrainte avec une durée minimale de 60 ans d'enregistrement. Une valeur consensuelle semble se dégager autour de 40 à 50 années, cette durée représenterait une base climatique raisonnable pour estimer les variations eustatiques actuelles et filtrer les contributions cycliques et irrégulières du signal marégraphique.
Figure 16 : Situation géographique des marégraphes de France métropolitaine de la figure 15. Dunkerque: 1. Calais: 2. Boulogne: 3. Dieppe: 4. Antifer: 5. Le Havre: 6. Cherbourg: 7. Roscoff: 8. Le Conquet: 9. Brest: 10. Port Tudy: 11. Saint Nazaire: 12. Pointe Saint Gildas: 13. La Pallice: 14. Le Verdon: 15. Boucau: 16. Saint Jean de Luz: 17. Marseille: 18. Toulon: 19. Nice: 20. Monaco: 21.
En France, seules les stations de Brest et de Marseille présentent des séries temporelles de plus de 40 années d'enregistrement. L'analyse de leurs données permet de mieux appréhender la variabilité du signal marégraphique. La figure 17.a représente les résultats du filtrage des composantes cycliques de période inférieure à 10 ans par un calcul de moyennes mobiles symétriques simples d'ordre 10. Les courbes ainsi lissées mettent en évidence la présence de signaux interdécennaux dans les enregistrements de Brest et de Marseille. J'ai appliqué cette méthode de filtrage à trois autres stations ayant aussi un long historique de mesure: San Francisco (États-Unis), Buenos Aires (Argentine) et Sydney (Australie). Des résultats semblables sont obtenus alors que les marégraphes sont répartis à travers le globe. Barnett [1984] rapporte une oscillation d'environ 30 ans de période dans le sud-est asiatique, une région qui se trouve sous l'influence de la mousson de l'Inde et des alizés du nord-est. Toutefois, on note que les variations interdécennales n'ont pas souvent des caractères d'amplitude ou de période bien définis. De plus, elles ne semblent pas liées d'une région à l'autre.
Figure 17.a : Filtrage des composantes cycliques de période inférieure à 10 ans par calcul de moyennes mobiles symétriques simples d'ordre 10. Technique appliquée aux données des marégraphes de Brest, Marseille, San Francisco, Buenos Aires et Sydney.
En poursuivant cet exercice de réduction des signaux cycliques et irréguliers au moyen d'autres filtres d'ordre supérieur, nous obtenons un signal quasiment linéaire lorsque les périodes de moins de 50 ans sont atténuées (cf. figure 17.c). Toutefois, la figure 17.b suggère que, déjà au delà de 30 ans, les variations sont presque linéaires pour certaines stations et linéaires par intervalles pour d'autres.
Figure 17.b : Filtrage des composantes cycliques de période inférieure à 30 ans par calcul de moyennes mobiles symétriques simples d'ordre 30.
Figure 17.c : Filtrage des composantes cycliques de période inférieure à 50 ans par calcul de moyennes mobiles symétriques simples d'ordre 50.
Ces résultats appuient le besoin de considérer des séries temporelles d'au moins 30 ans de données pour filtrer les contributions interannuelles et interdécennales enregistrées dans le signal marégraphique et extraire la composante eustatique. En ce qui concerne les différents comportements linéaires apparents dans une même série chronologique, ils peuvent traduire des changements de régime ou encore la présence de plusieurs mécanismes physiques à caractère linéaire sur ces périodes de temps, avec par exemple l'apparition ou la disparition de certains par intervalles.
Le nombre de stations marégraphiques diminue évidemment à mesure que le critère du nombre minimal de données enregistrées s'élève. Ainsi, on dénombre 714 séries temporelles ayant plus de 10 années de niveaux moyens annuels de la mer dans la catégorie RLR, 292 lorsque le seuil passe à 30 ans, 146 pour 50 ans, et il n'en reste plus que 16 au delà de 100 ans. Je raisonne ici en termes de nombre de données annuelles plutôt qu'en termes de longueur couverte par la série temporelle. Ce faisant, j'écarte volontairement certaines stations recouvrant les durées spécifiées, environ 20% de stations pour des durées de 20 à 50 ans, mais je me préviens de situations comme celle qui est illustrée dans la figure 18, dont il est difficile d'évaluer le nombre de cas semblables sans regarder les données dans le détail. Par conséquent, la longueur ou la durée d'une série temporelle signifiera désormais dans ce texte qu'elle recouvre au moins la valeur spécifiée. Une solution plus élaborée serait de préciser que le nombre de moyennes annuelles représente, par exemple, 80% de la durée couverte par la première et la dernière année de mesure.
Figure 18 : Longueur d'une série temporelle et nombre de données annuelles présentes. Exemples des enregistrements de Port Blair, îles Andaman, et de Bluff, Nouvelle Zélande.
La diminution du nombre de stations avec la longueur des séries temporelles prises en compte soulève un problème important d'échantillonnage spatial. Les cartes de la figure 19 montrent que plus la durée des séries considérées est longue, plus la couverture géographique des stations devient inhomogène.
Figure 19 : Répartitions géographiques des marégraphes, pour différentes longueurs de leur série temporelle de moyennes annuelles du niveau de la mer. Les triangles pleins représentent les marégraphes du réseau GLOSS.
Le nombre d'enregistrements marégraphiques dans l'hémisphère Nord est beaucoup plus important que dans l'hémisphère Sud: le rapport est de 272 contre 20 si le choix se porte sur un seuil de 30 ans, et de 191 contre 9 s'il est de 40 ans. Dès lors, la question de représentativité se pose. Quelques stations mal réparties à la surface terrestre mais avec des enregistrements assez longs suffisent-elles à séparer de manière satisfaisante le signal eustatique du bruit de fond ?
La forte concentration de marégraphes dans l'hémisphère Nord est moins liée à des considérations géomorphologiques qu'au développement économique. En effet, les observatoires du niveau de la mer sont surtout localisés en Amérique du Nord, Europe et Japon. N'oublions pas que les marégraphes furent installés pour faciliter la navigation côtière. D'ailleurs, on les retrouve souvent à l'intérieur des ports, ou à proximité des grandes zones portuaires (cf. carte de la figure 16 pour la France).
Malheureusement, nous ne pouvons augmenter rapidement le nombre d'enregistrements marégraphiques de longue durée dans l'hémisphère Sud ou dans une autre partie du globe qui en aurait besoin. En acceptant des séries temporelles inférieures à 30 ans, on améliore l'échantillonnage spatial des côtes. Mais, cette meilleure couverture géographique se réalise vraisemblablement au détriment de la qualité des résultats. Les conclusions sont alors moins significatives et plus sujettes à caution, car elles peuvent refléter des variations de période décennale. En revanche, l'utilisation de séries chronologiques de très longue durée, par exemple de plus de 70 ans, risquent de conduire à une estimation biaisée et représentative seulement de l'océan Atlantique Nord, de la mer Baltique et de la mer du Nord. L'océan Indien et l'océan Atlantique Sud ne sont plus représentés que par un seul observatoire, respectivement Bombay et Buenos Aires, quant à l'océan Pacifique nous trouvons moins d'une dizaine de stations. Il est audacieux de penser que Bombay résume bien l'évolution séculaire de l'océan Indien, ou encore de l'ensemble des océans, et tout à fait légitime de redouter les effets d'un phénomène physique très localisé, ou encore d'erreurs dans une partie du processus de mesure employé.
Dans le choix des données marégraphiques, d'autres critères sont parfois pris en compte également, par exemple, la période d'observation, le bruit des données, ou encore la situation géographique de l'instrument. Certains auteurs limitent leur étude à des périodes d'observation plus ou moins arbitraires, par exemple, Peltier & Tushingham [1991] considèrent la période 1920-1970. Cette attitude est justifiée lorsque la méthode de calcul demande des séries temporelles complètes ou avec très peu de lacunes, permettant une interpolation satisfaisante des données manquantes. Elle est aussi légitime lorsque l'on cherche à mettre en évidence une accélération du niveau des mers qui serait liée à un réchauffement climatique, comme c'est le cas dans une étude de Emery & Aubrey [1991]. Par contre, elle l'est moins lorsque ces mêmes auteurs estiment que les données anciennes, d'avant 1930, sont peu fiables et ne devraient pas être utilisées pour évaluer l'évolution à long terme du niveau de la mer. Cette conclusion est en contradiction avec l'expérience du SHOM à ce sujet. Lors de son exposé du 24 mars 1995 devant le groupe du CNFGG "Géodésie et Niveau des Mers", B. Simon constatait la détérioration progressive de la qualité des données marégraphiques en France. Cette dégradation est attribuée au manque de motivation des opérateurs et au vieillissement des appareils. Elle n'est plus observée depuis un peu plus d'une dizaine d'années grâce aux efforts réalisés dans l'acquisition automatique de données et dans les techniques de mesure.
En ce qui concerne les autres critères de choix, quelques auteurs ne prennent en compte que les séries temporelles dont le bruit des données, estimé à partir du calcul, est inférieur à une valeur arbitraire. D'autres ne considèrent pas les enregistrements qui seraient manifestement affectés par des mouvements verticaux du support sur lequel se trouve le marégraphe. Ces critères demandent une analyse circonstanciée pour chaque station, la conclusion motivant son rejet ou pas. Nous aurons l'occasion de revenir à ces critères par la suite dans les deux sections suivantes.
Au cours de cette étude, je fais clairement apparaître les données du réseau de marégraphes GLOSS. Mon intérêt est de savoir dans quelle mesure les résultats fournis par ces marégraphes s'écartent de l'ensemble, sachant que le groupe d'experts de la Commission Océanographique Intergouvernementale les a choisis en vue de permettre l'étude des variations à longue période du niveau de la mer, interannuelles à séculaires, et que les organismes responsables de leur entretien devraient garantir les critères de performance demandés [IOC, 1990].