Au cours de cette première partie, nous avons vu que le niveau de la mer exhibe un spectre de variation spatio-temporel très large. Aux courtes échelles de temps, diurne, saisonnière et interannuelle, les marées, les effets de la pression atmosphérique et les effets du vent gouvernent les fluctuations du niveau de la mer. En revanche, à plus long terme, la fonte et la formation de glaces continentales, la dilatation thermique de l'eau et les déformations de l'écorce terrestre sont responsables des variations eustatiques. On remarque en outre que plus les variations sont lentes, plus elles sont difficiles à déceler. En général, leur amplitude est d'autant plus faible, mais elles présentent une signature spatiale plus étendue.
Les variations séculaires du niveau des mers apparaissent comme un indicateur des changements climatiques à l'échelle mondiale. Elles ont accompagné la formation et la fonte des grandes extensions de glace de la dernière glaciation, mais aussi les glaciations moins connues des ères géologiques antérieures. La relation entre température et concentration en gaz à effet de serre est mise en évidence par les analyses isotopiques et chimiques effectuées sur les carottes de glace. De fait, la concentration atmosphérique en gaz carbonique s'avère plus importante pendant les épisodes interglaciaires. Or, depuis le milieu du dix-huitième siècle, on constate qu'elle s'est notablement élevée. Estimée à 260-270 ppm (parties par million) au début du XVIIIe siècle, la concentration en gaz carbonique était mesurée à 315 ppm à l'observatoire de Mauna Loa, à Hawaii, en 1958, puis à 355 ppm en 1990. Il est légitime de penser que cette perturbation, sans précédent connu dans l'histoire de la Terre, aura un effet sur le système climatique. La question est encore de savoir quelle sera la réponse de celui-ci. Selon nos connaissances actuelles des processus climatiques, un réchauffement global semble assez vraisemblable. Dans ce cas, nous devrions observer une élévation du niveau des mers en accord.
Les nombreuses analyses des données marégraphiques montrent en effet une hausse du niveau marin qui, selon les études effectuées ces dix dernières années, se situe entre 0.8 et 2.4 mm/an, pour des observations remontant parfois à la fin du XVIIIe siècle. Toutefois, aucune accélération statistiquement significative n'a encore était décelée qui confirmerait une relation avec l'effet de serre d'origine anthropique. La confirmation est cependant limitée par des données qui, de fait, sont contemporaines de la révolution industrielle. Rappelons que les premiers marégraphes datent du début du XIXe siècle, et que les mesures plus anciennes, lues à l'échelle de marée, sont rares et difficiles à exploiter pour les études à long terme du niveau de la mer. Par ailleurs, Pirazzoli nous explique qu'il existe une lacune chronologique pour le dernier millénaire, où nous manquons d'une " passerelle " fiable d'un point de vue méthodologique, qui nous permette de comparer les données géologiques aux données instrumentales avec une résolution analogue.
La relation entre changements climatiques et variations eustatiques n'est ni simple, ni directe. Les composantes climatiques sont multiples et complexes, autant que leurs interactions. En l'état actuel des connaissances, il est encore difficile de quantifier correctement l'importance relative des différents facteurs climatiques, et a fortiori de déceler la part de responsabilité due à l'Homme. Les caractéristiques temporelles de certaines composantes du climat peuvent expliquer le manque d'évidence d'accélération de la tendance du niveau des mers sur ce siècle par un retard dans leur réponse.
Mais, l'analyse des enregistrements marégraphiques soulève déjà quelques difficultés propres pour estimer la tendance séculaire. D'une part, les données marégraphiques présentent une couverture temporelle et spatiale peu homogène. Des séries temporelles de plus de quarante années sont en général nécessaires pour filtrer les signaux océaniques décennaux et interdécennaux, et établir des tendances du niveau de la mer précises à mieux que 0.5 mm/an. Or, la plupart des observatoires satisfaisant cette contrainte se trouvent dans les côtes de l'hémisphère nord, plus spécifiquement dans celles des pays d'Amérique du Nord, d'Europe et du Japon. Ce problème est bien illustré par Emery & Aubrey [1991] qui, dans leur analyse de 578 marégraphes d'au moins dix années de mesures chacun, trouvent que 68% sont localisés entre 30 et 60 degrés de latitude nord pour une surface océanique équivalente de seulement 12%.
D'autre part, les tendances indiquées par les marégraphes varient beaucoup d'un observatoire à l'autre. La variabilité apparaît non seulement à l'échelle mondiale, mais aussi aux échelles régionale et locale. Il est donc difficile de dégager une tendance générale du niveau de la mer à partir de ces données. Les résultats obtenus sur divers ensembles de marégraphes varient d'ailleurs autant d'une étude à l'autre que la valeur moyenne qu'elles fournissent. L'explication de cette incertitude se trouve dans la nature même de la mesure du marégraphe: locale et liée à la terre sur laquelle repose l'instrument. Aussi, les mouvements verticaux du support du marégraphe ressortent dans les enregistrements tout autant que les fluctuations océaniques. Bien qu'ils soient souvent négligeables à court terme, les soulèvements ou les affaissements de l'écorce terrestre d'origine volcanique, tectonique, isostatique, ou anthropique, apparaissent comme des facteurs régionaux et locaux, dont la signature à long terme dans l'enregistrement marégraphique est au moins aussi importante que celle des facteurs de changement de volume d'eau dans l'océan.
Ces difficultés ont conduit des scientifiques à ne retenir qu'un nombre critique de marégraphes pour estimer la variation séculaire du niveau des mers sur ce dernier siècle. Certains ont résolu le problème des mouvements épirogéniques en étudiant les indices géologiques disponibles à proximité des marégraphes, et en écartant alors les observatoires qui n'étaient pas sur une côte définie comme " stable ". De fait, ils ont renoncé à des sites géographiques qui attestent de mouvements épirogéniques passés. Les mouvements verticaux contemporains sont parfois repérés lorsque l'évolution à long terme de l'enregistrement est suspecte, notamment lorsque la tendance s'écarte notablement de la valeur préjugée, située entre 1 et 2.5 mm/an. Les dérives instrumentales sont de manière générale traitées de la même manière.
D'autres chercheurs ont corrigé les tendances des marégraphes à l'aide des vitesses verticales obtenues des modèles géophysiques et géologiques actuellement disponibles. A cet égard, seul l'effet de rebond postglaciaire est effectivement pris en compte. Les résultats fournis par ces modèles sont relativement fiables, mais quelques études récentes montrent que les valeurs des vitesses estimées sont encore trop sensibles à quelques paramètres du modèle de terre, à savoir, l'épaisseur de la lithosphère et la viscosité du manteau. Un historique de déglaciation fidèle à la réalité est par ailleurs de prime importance.
Les techniques spatiales de positionnement et l'évolution de leurs performances offrent aujourd'hui la perspective d'une approche différente: celle de la surveillance dans le temps des repères de marée en permettant la détermination de leur position et de leur vitesse dans un système de référence absolu. La nouvelle approche corrigerait de manière rigoureuse le signal marégraphique de sa composante terrestre. Aussi, de nombreuses données écartées par les études récentes deviendraient exploitables, notamment les longues séries temporelles scandinaves affectées par l'effet du rebond postglaciaire. Parmi les principales techniques modernes de géodésie spatiale, nous trouvons:
La liste ci-dessus se limite aux techniques de base qui contribuent aux activités du service international de la rotation terrestre, l'IERS, en raison de leurs performances reconnues en termes d'exactitude et de mise en oeuvre. D'autres techniques sont par ailleurs susceptibles d'y participer dans un avenir proche. C'est le cas par exemple du système allemand d'orbitographie précise, PRARE, ou encore, celui du système russe de navigation, GLONASS.
Par leurs déterminations ponctuelles de positions et de vitesses, les techniques de géodésie spatiale contribuent à la réalisation d'un système mondial de référence terrestre précis et géocentrique. En exprimant les repères des marégraphes dans cette référence par rattachements géodésiques répétés, nous espérons déceler les mouvements verticaux de l'écorce terrestre contenus dans la partie basse fréquence du signal marégraphique, d'une part, et comparer les résultats entre les différents marégraphes, ou encore entre la marégraphie côtière et l'altimétrie radar sur satellite, d'autre part, puisque les données seront dans le même système de référence.